dimanche 2 novembre 2014

Route des fours crématoires : Auschwitz- Birkenau-Madjaneck-Sobibor 28 avril- 8 mai 2014

Gaston Pineau (avec la collaboration de Bernard Heneman et Michel Maletto)
1
 Cette route, pour quoi?
Ce projet de route à vélo des fours crématoires en Pologne est né d’une rencontre en 2012, entre Aneta Slowik de l’université de Wroclaw en Basse Silésie et Gaston Pineau de l’université de Tours. Le 24/25 mai 2014, Aneta organise à son université, une Conférence internationale de Recherches Biographiques sur le thème : Chemins d’éducation dans les temporalités fluides de la postmodernité. À cette occasion, Gaston a eu l’idée de cette route dans le prolongement de deux précédentes : la route du feu Vésuve-Etna en 2012 ; http://www.geonef.fr/iti/iti/4f82ba26a93ac86a21030000
et la route de l’amitié Tours-Bordeaux en 2013. http://www.geonef.fr/iti/iti/xUuf6PuSVGfk7AAAw
Ces routes s’inscrivent dans un projet de recherche de nouveaux chemins d’éducation à construire avec…le feu. Dans cette perspective, le feu -  avec l’air, la terre et l’eau - est vu   comme une des 4 grandes ressources naturelles avec lesquelles les sociétés actuelles, comme les précédentes, ont à composer pour se construire durablement. Depuis une vingtaine d’années, dans l’émergence de chemins de recherches d’éducation à l’environnement,  Gaston et un Groupe de Recherche sur l’Écoformation (GREF) ont pris comme programme, l’exploration des expériences humaines vécues avec ces éléments : en quoi ces expériences sont-elles formatices/déformatices, de soi et de l’environnement? Le défi est d’identifier ces expériences et d’expliciter leurs dynamiques. Trois éléments ont déjà été travaillés et ont donné lieu à trois ouvrages : Pineau (Coord ), De L’air. Essai sur l’écoformation (1992); Barbier, Pineau (coord.) Les eaux écoformatrices (2001); Pineau, Bachelard, Cottereau, Moneyron, Habiter la terre. Écoformation terrestre pour une conscience planétaire (2005).
Mais en quoi peut être intéressante pour la formation/déformation humaine, l’expérience des fours crématoires des camps d’extermination nazie, installés en Pologne? Rien que poser cette question paraît déjà incongru, déplacé, voire sacrilège. Auschwitz a provoqué une commotion si profonde des langages surplombants qu’elle scinderait l’histoire humaine en deux. Mort d’une modernité créatrice de sens par le haut, par les différentes hiérarchies, politico-économiques, religieuses, scientifiques,  condamnées au silence devant des horreurs indicibles et inexprimables. Est-ce alors la mort de l’humanité et la naissance de l’inhumanité ? Ou la mort d’une humanité et naissance d’une autre, où chercher du sens aurait encore une signification, même avec des contre sens? Et alors comment? Les morts d’Auschwitz auraient-ils  quelque chose à nous dire? Quoi? Comment? Ne faut-il pas prendre le temps de les écouter un peu,  pour qu’ils ne meurent pas une deuxième fois? Ils ne seraient pas morts alors pour rien. (Cf. Discours d’Auschwitz , Karla Grierson, 2003, ouvrage composé avec 50 récits de vie d’Auschwitz))
Cette question s’est bien sûr posée à nous avec acuité. Sa discussion a aidé à prendre et expliciter nos décisions :
« je suis mal à l'aise par rapport à la corrélation entre le feu travaillé comme symbole - et dans ce sens, le voyage des volcans était très approprié - et l'extermination humaine par gazage et incinération dans des fours crématoires. La signification de ces événements du passé encore proche est comme un abîme en moi et prend la forme d'une méditation du mystère sur la capacité de l'homme (et je ne m'extrait pas de cela) à exterminer les siens à travers l'histoire et en différents endroits de la planète. A Auschwitz et aux étapes suivantes, cette capacité atteint un paroxysme.
Ainsi, le respect que nous avons chacun, je le sais, pour les victimes de cette période de l'histoire ne concerne pas pour moi le symbole du feu mais la brûlure de l'homme si l'on veut rester dans un mode d’expression correspondant. Les aspects matériels d'un tel périple s'éclairent différemment selon les significations que nous attribuons à ce voyage particulier… car là se trouve à mon sens, le ferment de cette nouvelle expérience en équipe. »
« Le sens de cette route n’est pas du tout évident. Il réside sans doute dans l’ambivalence du feu, source de transformations créatives mais aussi destructives. À ne pas idéaliser. Une phrase d’un rabbi ukrainien du 19ème siècle, fondateur du hassidisme, Rabbi Moshe Leibl de Sassov, me semble pointer quelque chose : “ Vous voulez trouver le feu, cherchez-le dans la cendre“. Cette phrase m’a fait ouvrir Des voix sous la cendre, numéro 171, 2001, de la Revue d’histoire de la Shoah.  Ce numéro porte sur les manuscrits des Sonderkommandos. «  Un SK (commandos spécial), constitué de détenus juifs qui se relaient de jour et de nuit, est contraint d’extraire les cadavres  des chambres à gaz, de brûler les corps, dans les crématoires et de disperser les cendres (4ème de couv.).» « Si Auschwitz doit être comparé à l’enfer, cet enfer doit comprendre au moins 7 cercles. Le 7ème et le plus terrible ayant été les chambres à gaz et les crématoires où les membres du SK étaient condamnés à servir les forces du mal qui apportèrent l’enfer dans la vie (p.319) ». Pour faire disparaître le maximum de traces, l’élimination de ces hommes au cœur de l’enfer faisait partie de cet enfer. Très peu en sont sortis. Mais certains ont transcrit ces ténèbres et les ont enfouis dans cet enfer. Une phrase d’un des 5 textes retrouvés, justement enfoui sous les cendres du crématoire 3, renforce cette piste. “Je serai heureux si mon manuscrit te parvient à toi, libre citoyen du monde. Peut-être une étincelle de mon feu intérieur t’atteindra-t-elle, et tu ressentiras au moins un peu de notre volonté dans cette vie (p.127, extrait de Au cœur de l’enfer Zalmen Gradowski.1944)).
Ces repères me semblent signifier qu’il y a quelque chose à réfléchir. Un maître Zen de New York, Bernhard Glassman Roshi, a trouvé un moyen : la retraite Auschwitz (Malgré les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz, Christof Wolf, 2013). Notre hypothèse est que pédaler pour parcourir l’espace terrestre entre ces lieux est un bon moyen « vélosophique » de réflexion, de rumination, de recyclage au grand air, au soleil, à la pluie, au relief. Et chacun a déjà choisi deux livres à partager en roulant. Essayer d’entendre et de décoder les  inédits  inouïs enfouis sous ces cendres et d’en balbutier quelque chose est le défi principal.




2
 Plan de route et déroute
Un beau plan de route  avait été préparé par Michel, avec un canevas de blog pour géonef par Gérard (http://www.geonef.fr/iti/iti/xU1UUeOSVGdxBAAAD). En fait quelques jours précédents le départ, la route pour Gaston, commença par une déroute, due à l’apparition inopinée d’une hernie à l’aine, commandant une opération (cf. courriels suivants)
Envoyé : de Gaston (22 avril 2014 13:07)
À : Michel Maletto; Bernard Heneman; Gérard Gigand
Objet : FW: Pologne 2

Chers amis,
Grand merci à Gérard de ce superbe canevas qu’il ne reste plus qu’à remplir, à trois...à deux.
Auschwitz est en cendres pour moi...ou presque. Après l’alerte Françoise, c’est l’alerte Gaston. Ah le passage des 75  ans!
En accompagnant Françoise à la clinique du cancer du sein, j’ai senti poindre dans le bas ventre des protubérances que bien sûr, dans ma méconnaissances des perturbations médicales, j’ai diagnostiqué comme des signes avant-coureurs d’un cancer ...de la prostate. Silence. Mutisme en espérant que ça passe comme c’était arrivé. Nenni! Et comme je fonctionne avec les assurances françaises, j’ai attendu mon arrivée en France, c’est-à-dire aujourd’hui 22 avril, pour consulter ma médecin de famille. Heureusement l’avion de demain pour la Pologne (Wroclaw) a été retardé de deux heures le 23, libérant l’après-midi du 22 à Tours. Et miracle, j’ai pu avoir un rendez-vous. Et second miracle, ce n’est pas un cancer mais une banale “hernie inguinale bilatérale”, banale pour le corps médical de Bernard! Mais le conseil est quand même de la juguler par une opération. Et je dois voir un chirurgien le 30 avril 9 h. Le jour du départ d’Auschwitz!
Il me reste à voir quand je peux prendre l’avion pour revenir. Si c’est la veille le 29, on pourrait quand même se voir le 28 au soir. Mais je ne le saurai que demain aux bureaux de la compagnie, en négociant un changement de dates.
Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut louer à Prague que deux vélos. Pour participer malgré tout aux frais que j’ai contribué à faire encourir, je vous propose de payer le tiers de la location de voiture pour le voyage.
Vous devinez ma déception. Il ne reste que les deux rescapés pour témoigner de cette route de cendres, comme la nomme Gérard. Le débriefing sera moins long et plus personnalisé!
Mais j’espère bien qu’on pourra quand même commencer ensemble à Auschwitz!
À bientôt des nouvelles.

De Michel Maletto (Le 22 avril 2014 19:33)
Mon cher Gaston,
Effectivement, je comprends ta déception mais le plus important demeure la santé particulièrement à nos âges!
Sauf pour Auschwitz, (chambres à trois) j’ai toujours réservé deux chambres pour trois personnes (une simple et une double) me disant que nous pouvions alterner. Je comprends que je ne devrais louer que pour deux personnes. Quant à nous Bernard, nous pourrions alterner chambre seule et à deux. Ainsi nous pourrons tenir compte des frais et de notre besoin de quiétude.  Qu’en dis-tu?
Nous attendons de tes nouvelles Gaston en espérant se voir à Auschwitz. Mes meilleures pensées sont avec toi et Françoise.
 Meilleures salutations,

De Gérard Gigand (Le mardi 22 avril 2014 21h10):
 
Cher Gaston,
Ah, quelle nouvelle !
Je suis déçu aussi malgré que je ne participe pas physiquement.
Déçu aussi pour Michel et Bernard.
Ta description est très vivante et on peut très bien s'identifier avec le processus psychologique qui t'a traversé en lien avec la prise de conscience de cette hernie. Heureusement, heureusement qu'il ne s'agit que d'une "vulgaire" dilatation ! Mais c'est tout de même à traiter surtout pour pouvoir refaire du vélo qui tire quand même pas mal de ce côté là !
Voilà un projet bien perturbé. Ai-je bien compris que tu te rendras à Auschwitz pour voir partir Michel et Bernard puis tu reviens à Tours ?
Bon courage pour le processus médical et à la prochaine fois en lien avec la "Route des cendres" ou autre chose. Je reste en contact.
Bien cordialement,
 
De Bernard (Le mercredi 23)
Bonjour a tous,
Excuses prealables pour un clavier en manque de repaires d'accents.
Eh oui; une banalite sans saveur morale, la banalite du temps qui passe, pour nos pauvres tissus.
J'espere pour toi cher Gaston, que l'incident sera vite clos, apres chirurgie d'habitude assez banale et petite convalescence.
Ceci dit, Gaston, si je comprends bien, tu exclus la possibilite que ton chirurgien te dise de faire quand meme du velo, ou encore d'etre notre chauffeur emerite.  Reviens nous la dessus.
Mais si tu ne viens pas, il me semble exclu que l'un de nous deux, entre Michel et moi, fasse du velo en solitaire. A moins que Michel le souhaite.
Par contre, j'imagine, Michel, que nous ferons de la voiture ensemble et des semblants d'etapes aller retour en velo a deux.
Je ne sais ce qui peut etre change en termes de reservations d'hotel.Si c'etait le cas, nous pourrions revoir tout le plan de match.
Si vous vouliez me parler, je suis chez mon fils Pierre jusqu'a vendredi 13H30, puis a partir de vendredi soir chez mon fils Vincent.
Amities a tous.



L’arrivée en Pologne se fit malgré tout comme prévu : Bernard et Michel le 28 avril à Auschwitz, en arrivant de Prague en voiture avec deux vélos; Gaston le 23 en avion à Wroclaw pour son congrès le 24 et 25. Le 26 il a pu quand même se rendre à Auschwitz en bus en passant par Cracovie (300km); puis à Tchestokova en train (150 km). D’où il est revenu à Wroclaw aussi en train le 27 (250 km), pour reprendre l’avion le 28 et être à Tours le 30 pour un rendez-vous avec le chirurgien.
Gaston est donc parti de Pologne le jour où Bernard et Michel y sont arrivés : le lundi 28. La dernière synchronisation prévue, la rencontre à Auschwitz, a donc elle aussi volée en éclat! La préparation prévue de la Route des cendres était donc en cendres. Ce sont de deux nuages de cendres que vont essayer de témoigner ces deux ensembles d’écrits.
3
Wroclaw-Auschwitz-Tchestochowa
( Gaston)
Pas facile de prendre la parole et encore moins d’écrire sur une telle expérience. Est-ce même souhaitable? Et possible? Le silence n’est-il pas la seule voie respectueuse devant les morts, et en plus devant de tels morts? Mais ne renforce-t-il pas encore l’oubli, et pire, la dénégation? Ne participe-t-il pas inconsciemment et avec les meilleures raisons, à la politique  d’élimination de toutes traces et de tous témoignages qui présidait explicitement à cette entreprise d’extermination collective? Pour ne pas être victime de cette politique, n’est-on pas obligé  de  s’aventurer au-delà des frontières habituelles de la vie, de sa réflexion et de son expression ? Ne doit-on pas oser affronter l’inédit moderne d’une biopolitique économique de la mort, du meurtre, du recyclage des corps et de leur essai de  néantisation? Biopolitique malheureusement toujours à l’œuvre actuellement, plus ou  moins souterrainement dans des camps aussi proches et invisibles des cités postmodernes, qu’ils pouvaient l’être des cités de l’époque? Ce qui reste d’Auschwitz ((Agamben, 1999) est beaucoup plus malheureusement que quelques archives et témoins. Mais le Museum d’ Auschwitz peut peut-être nous aider à apprendre à voir et à savoir ce qu’il y a de l’autre côté du miroir aux alouettes de la vie sociale la plus visible.
1- Difficultés des apprentissages expérientiels limites.
C’est cette obscure pulsion qui nous  a poussés, comme des millions d’autres personnes, au Muséum d’État d’Auschwitz-Birkenau, près d’Oswiecim. Mais cette première vision rend plus muet que bavard. Et heureusement. C’est  un premier moment initial de rupture avec le monde connu, rupture de situations vécues, de réflexions, de langages et d’expressions habituelles. On est submergé par un univers concentrationnaire mortifère exterminant à peine imaginable. Ne surnagent que quelques impressions marquantes. Elles font surtout saisir l’écart incommensurable entre l’ampleur tragique de ces lieux et notre  minuscule, malhabile et tâtonnante  existence. Vouloir parler trop vite pour combler rapidement cet écart, c’est risquer de réduire  l’ampleur de la tragédie à notre mesure, la conjurer, la méconnaître plus qu’amorcer une connaissance personnelle. Il faut laisser cet écart travailler en silence. Au risque du refoulement dans une vie quotidienne reprenant son cours et le diluant dans les cendres de l’oubli.  Double réduction en cendres des exterminés : cendres matérielles se perdant dans les cendres de notre passé.
Devant l’ampleur tragique de cet écart entre cet événement collectif mondial et ma compréhension personnelle limitée, je n’étais pas loin de renoncer à toute tentative d’expression, la jugeant impossible, dérisoire, inutile et même nuisible. Après les milliers de pages écrites par les survivants et les historiens, quel sens peut bien avoir une tentative d’expression d’un si court séjour? Comment ne pas tomber dans le sens  sacrilège d’une expression touristique superficielle, d’autant plus prolixe qu’elle est courte? « Auschwitz ne se visite pas : il faut y arriver chargé de savoir…Lire seulement n’est pas assez. Il faut voir et savoir, savoir et voir indissolublement. C’est un déchirant travail ( Landzmann,  préface à Müller,   1979». Mais comment rester en travail, fut-il déchirant, après ces premières opérations de lectures et de contacts-terrains, même réduits à 4 heures ? Suspens.
C’est alors qu’un mois après, de retour au Québec, une rencontre fortuite m’a relancé. Elle s’est opérée le 31 mai dans un coin retiré de la forêt laurentienne. Michel Maletto, de retour lui, de la route prévue, Auschwitz-Sobibor, avait organisé, dans un tout autre contexte, une rencontre entre un de ses amis, défricheur-aménageur du coin, un couple franco-allemand et moi. Je savais que la femme du couple, Ingrid, était  allemande. Au moment des adieux, je lui demande à brûle-pourpoint de quelle ville elle était originaire. Elle me répond : « de Breslau, redevenue polonaise en 1945 sous le nom de Wroclaw ». Or Wroclaw est non seulement la ville de mon congrès biographique sur les chemins de formation dans les temporalités postmodernes d’où je viens. Mais aussi la ville où a été décidée en 1939, la création d’Auschwitz : « C’est dans les bureaux de l’Oberkommando SS et de la police de Breslau (maintenant Wroclaw) que naquit en 1939 l’idée de créer ce camp de concentration près d’Oswiecim » (Auschwitz-Birkenau. Guide, 2013, p.3). L’histoire des individus à temporalités relativement courtes,  est portée par des vagues de fond de l’histoire politique des sociétés, à amplitude beaucoup plus vaste.
Mon parcours de Wroclaw à Auschwitz n’est peut-être pas aussi anecdotique et insignifiant qu’il peut le sembler à échelle individuelle. Auschwitz est de plus en plus considéré comme un marqueur majeur de la fin de la modernité, c’est-à-dire de la croyance dans des grands discours idéologiques et politiques surplombants, se référant à la raison, la science et  ses lumières comme source de progrès (Grierson, 2003). Fin de l’histoire? Fin d’une conception de l’histoire? Fin en tout cas de cadres temporels socialement tout construits, tout pré-déterminés par des grands discours idéologico-politiques. Fluidification des temporalités jusqu’à leur dissolution. Brouillage temporel complet, même entre vie et mort.  C’est cet éclatement vital,  ce  brouillage, ce brouillard, cette nuit, qu’incarnerait socio-politiquement et culturellement  Auschwitz.  Et c’est à cette situation postmoderne d ‘éclatement  des temporalités et des discours surplombants donneurs de sens, que réfèrerait souterrainement cette conférence sur des chemins de formation à trouver avec les parcours biographiques. Wroclaw- Auschwitz seraient des lieux symboliques marquants du début de la fin/faillite des grands discours surplombants de la modernité et en contrepartie, des lieux aussi symboliques de l’émergence d’une postmodernité, caractérisée par la nécessaire prise de paroles, même balbutiantes, des sujets pour construire leurs sens.
Cette rencontre inter-personnelle à dimensions québéco-franco-allemande-polonaise concentrée, me fit prendre  conscience de l’entremêlement des histoires individuelles et sociales. Mais elle m’invita aussi à suffisamment prendre confiance en l’importance de mon expression pour tenter d’expliciter le ou les sens de l’expérience de ce parcours polonais, aussi imprévus et subjectifs soient-ils. Quelle subjectivité nouvelle personnelle ce parcours a-t-il contribué à former, transformer? Quels acquis personnels et transpersonnels, immédiats et historiques, puis-je identifier?
2- La mise en contexte de Wroclaw.
Quand on a discuté avec Aneta Slowik de l’Université de Wroclaw, de ma participation à cette Conférence internationale de Recherches Biographiques sur les Chemins d’éducation dans les temporalités fluides de la postmodernité,  s’est imposée pour moi la nécessité de me rendre à Auschwitz , comme à un rendez-vous secrètement obligé. Pourquoi?
J’ignorais alors que c’était dans cette ville qu’avait été prise la décision de créer le camp de concentration-extermination d’Auschwitz-Birkenau. Découvrir ce fond historique de la ville m’a permis de mieux saisir à contre-jour, le sens du titre de ce  congrès international : chemins d ‘éducation  dans des temporalités fluides postmodernes. Des inconscients collectifs sont toujours agissants. Il ne peut être insignifiant d’organiser un tel congrès avec un tel titre, 75 ans après avoir été un lieu important de développement organisationnel moderne d’un super-moyen de concentration assujettissante et d’extermination humaine (le camp) au service d’un pouvoir hiérarchique totalitaire. Après le déclin des pouvoirs théocratiques prémodernes, la faillite des instances scientifiques et socio-politiques modernes à décréter unilatéralement le sens, explique en grande partie l’avènement d’une société biographique postmoderne pour apprendre à conjuguer des temporalités en déshérence. Dans cette postmodernité ouverte par la crise, sinon la mort du pouvoir patriarcal, celui du père mais aussi celui de la patrie ou du parti, incarné par un chef incontesté,  c’est aux acteurs sociaux, à chaque acteur, de construire son chemin de vie… avec les vivants, les survivants, mais aussi les morts. 
C’est là aussi que, paradoxalement, la proximité spatio-temporelle des camps de la mort peut aider à faire  ressortir, aussi en contraste, le moyen de recherche de ces chemins d ‘éducation, privilégié par cette Conférence internationale : le moyen biographique, d’écriture de la vie. Qu’est-ce que ce moyen d’écriture de la vie pour construire des chemins de formation a à voir avec la mort?
Depuis trente ans, se développe un courant biographique de recherche-formation existentielle, appelé les histoires de vie. Ce courant  travaille avec cette définition  de la vie, empruntée aux biologistes : une fonction qui résiste à la mort en l’utilisant (Pineau, Le Grand, 2013, p.60). Une histoire de vie qui ne va pas jusqu’à la mort, jusqu’à son voisinage et décapage, est une demi-histoire de surface, à peine entamée. Elle enfile et empile facilement éléments et événements selon des formules apprises. Elle n’est pas aux prises avec l’épreuve d’une expérience vitale à exprimer. «  Ce n’est pas la vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement…L’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être (Hegel,1941, p.29) ».
Les histoires de vie/mort des camps de la mort se sont vécues dans des conditions d’absolu déchirement. Osez penser que le pouvoir négativant et néantisant des bourreaux n’a pas forcément triomphé absolument des victimes, n’est pas méconnaître ces conditions d’absolu déchirement.  C’est oser  au contraire contrer ce pouvoir, ne pas le laisser triompher, nier son pouvoir d’anéantissement des victimes. C’est reconnaître encore à ces condamnés une possibilité d’avoir pu être positivement dans l’absolu déchirement. Une possibilité de négation de la négation. Une possibilité humaine, surhumaine ou transhumaine, mais éclairant la formation humaine.
Les morts d’Auschwitz ont quelque chose à dire sur la formation/déformation humaine. Certains ont pu le dire. Et de ces dires ressort que cette possibilité de témoigner était pour beaucoup la seule raison de survivre, la vrai libération intérieure « Le besoin de raconter aux « autres », de faire participer « les autres » avait acquis chez nous, avant et après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins alimentaires; et c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre : c’est avant tout en vue d’une libération intérieure….En fait de détails atroces, mon livre n’ajoutera rien à ce que les lecteurs du monde entier savent déjà sur l’inquiétante question des camps d’extermination. Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. (Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, préface).  Ce but affiché d’une étude de l’âme humaine d’un des héraults/héros les plus célèbres d’Auschwitz, invite à approfondir les intérêts de connaissance au-delà des besoins de curiosités et de  sensationnalismes  historiques plus ou moins morbides. Des démarches d’approfondissement réflexifs en ce sens se développent, à travers et au-delà la littérature philosophiquo-historique imposante générée. Comme on l’a déjà mentionné, un maître Zen de New York, organise depuis quelques années, une retraite œcuménique de 5 jours à Auschwitz « Malgré les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz . « Les participants ne sont plus de simples visiteurs venus à Auschwitz, c’est plutôt Auschwitz qui vient à leur rencontre et s’ouvre à eux. (L’Harmattan, Bande annonce du film de Christof Wolf). En cette fin avril, comme depuis 1988, une Marche des Vivants ou Marche du Souvenir et de L’Espoir entre Auschwitz et Birkenau, soulignait l’échec du projet nazi d’extermination du peuple juif.
Auschwitz a obligé et oblige  à regarder le négatif en face en sachant séjourner près de lui. Et ce séjour peut être le pouvoir magique qui convertit le négatif en être (Hegel). Aussi est-il important pour la formation humaine, individuelle et collective, d’entreprendre l’apprentissage de voir et de savoir ces histoires de vie/mort des camps de la mort à travers et au-delà des exactions des bourreaux. C’est un travail déchirant (Lanzmann). Mais c’est un devoir de mémoire, une reconnaissance historique, un apprentissage socio-temporel pour former une durée, une histoire humaine intergénérationnelle, en reliant et ressuscitant les luttes  pour la vie de chaque génération, à travers mêmes les cendres  de ses morts.
Voilà ce que je peux expliciter de l’apport de Wroclaw et de sa Conférence internationale, à la mise en contexte du complexe d’Auschwitz où je décidai malgré tout d’aller, malgré le peu de temps disponible, le jour suivant la fin de la Conférence.
2- Le complexe d’Auschwitz-Birkenau.
Auschwitz est à plus de 300 km de Wroclaw. Et par les transports en commun, il faut passer par Cracovie (250 km) et prendre un autre bus pour parcourir les 80 km restant. Je me levai donc à 4 h, pour prendre le premier bus de 5 h. Ce qui me rendit attentif à l’heure habituelle de lever des détenus : 3 heures! Pas d’interminables et épuisants rassemblements d’attentes immobiles comme eux.  Au contraire, bus rapides qui font qu’à 11 heures, je débarque dans l’immense parking ombragé du Museum. Un flux de personnes me canalise vers des bâtiments habituels d’entrée de tout musée, mais  aménagés avec sobriété: guichets d’achat de billets, services de restauration et d’exposition/vente des principaux ouvrages sur Auschwitz en de multiples langues. Les visites se font obligatoirement en groupes linguistiques accompagnés. Les groupes français commencent à 12 heures. La durée est de 3h à 4h. Mon train à Cracovie pour Tchestochowa  est à 18h30. La jonction sera donc délicate.
Le Musée national Auschwitz-Birkenau a été créé par l’état polonais en 1947, dès que l’Union Soviétique   ait rendu officiellement le camp à l’état polonais. L’historique de son aménagement reflète les tensions de la guerre froide et de la reconnaissance de l’État d’Israël. Depuis 1979, il est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco sous le nom Auschwitz-Birkenau, camp allemand nazi de concentration et d’extermination. En date de 2009, plus de 25 millions de personnes y sont passées. Et sa fréquentation semble en hausse constante.
Comme son nom l’indique, il est constitué de deux camps très différents, séparés de 3 km : le camp de concentration  d’Auschwitz et celui d’extermination de Birkenau. Le premier est un camp de travail d’abord pour prisonniers de guerre et opposants politiques polonais et soviétiques, puis pour juifs et résistants de toutes nationalités. Près de cent milles personnes y seraient mortes. Le second est aussi un camp de travail forcé mais surtout spécifiquement un camp  d’extermination par mises à mort immédiates de plus d’un million de personnes, juives dans leur immense majorité et tziganes. Du premier, restent pratiquement tous les bâtiments. Du second, seulement quelques ruines des chambres à gaz et fours crématoires, dynamités par les nazis dans leur tentative d’effacer toute trace. Voir ne suffit pas il faut savoir. Et une des épreuves de la visite collective, est d’entendre les questions ingénues et déplacées de certaines personnes qui découvrent littéralement les lieux et qui au début, se comportent comme dans le cadre d’une excursion à Disney World. J’ai profondément admiré le tact pédagogique de notre guide qui  réussissait à ajuster la réponse au besoin minimal d’information,  tout en opérant une conscientisation progressive. Edwidge est son nom. Et elle fait ce travail depuis 15 ans, et pas seulement comme gagne pain de toute évidence. Son expérience est si riche que sa socialisation serait précieuse. Elle n’a pas dit non. J’ai pu en informer à temps Bernard et Michel, qui l’ont choisie comme guide deux jours après.
Auschwitz
On entre dans le camp d’Auschwitz, encore  encerclé de barbelés, par l’entrée à portique très publicisé, affichant cyniquement le slogan totalitaire de l’époque Arbeit macht frei (le travail rend libre). Et on tombe tout de suite dans des rangées de baraquements impeccablement alignés et entretenus. On passe de l’une à l’autre, entrant sortant en files indiennes de plus en plus silencieuses et recueillies au fur et à mesure des découvertes macabres : lieux de séjour, d’exécutions, de tortures, d’exposition de prélèvements corporels à recycler (cheveux, dents, prothèses…). Me reste particulièrement gravée, la cave obscure du sous-sol du block 11, le block de la mort, où est mort  de faim et de soif avec neuf compagnons, le matricule 16 670, en représailles d’une évasion. Célibataire, il s’est offert volontaire pour en remplacer un autre, père de famille. Il s’agit du franciscain Maximilien Kolbe. Haut fait  un peu plus célèbre que bien d’autres, mais qui témoigne de l’échec de l’entreprise d’une déshumanisation absolue.
Paradoxalement, il a fallu beaucoup de temps pour que ces histoires vécues d’Auschwitz en miettes et en cendres, réussissent à en sortir et entrent en culture. « Dans la première période qui suit immédiatement la Shoah (1945-1960), les survivants n’émergent comme groupe dans aucune fraction du corps social…La mémoire individuelle inscrite dans celle d’un groupe clos qui pourrait être identifié à la famille, se construit dès l’événement. Mais cette mémoire n’est pas dans l’air du temps. Elle ne présente guère d’usage politique (Wierviorka, 1998, p78) ». La sortie, pour le dixième anniversaire (1955), du film-documentaire de 32 minutes, Nuit et brouillard de Alain Resnais, suscita autant de censures et critiques politiques que d’émotions. « Le procès Eichmann à Tel Aviv en 1960 marque un tournant. Ben Gourion veut donner au monde une leçon d’histoire sur deux piliers : les pièces à conviction, mais aussi les dépositions de témoins. Le seul moyen de faire toucher du doigt la vérité était d’appeler les survivants à la barre (p.95)…L’immédiateté de ces récits à la première personne agit comme le feu dans la chambre réfrigérée qu’est l’histoire. La même image, celle du feu; la même volonté de faire appel à l’émotion, opposée au caractère supposé froid de l’histoire écrite à partir des archives (p.97) (Wieviorka Annette, L’ère du témoin, Plon, 1998). Cette  ère du témoin n’arrive selon Annette Wieviorka qu’à partir des années 70, grâce au média de grande diffusion qu’est le cinéma : en 1978, Holocauste, série américaine de 4 heures; en 1985, le monumental film documentaire de 9 heures, Shoah, de Claude Lanzmann; en 1993, le drame historique de 2 heures de la Liste de Shindler de Steven Spielberg. Cette médiatisation se poursuit dans les années 2000 : en 2008, Le cœur d’Auschwitz, long métrage documentaire québécois de Luc Cyr, sur un livre en forme de cœur offert le 12 décembre 1944 à une dénommée Nadia en l’honneur de ses 20 ans à Auschwitz; 2013 Le dernier des injustes de Claude Lanzmann.
Cette mise en culture, grâce au cinéma,  de l’apport inestimable de l’expérience vécue des témoins renforce le début de prise en compte, par  les sciences humaines et sociales,  de l’importance  des autobiographies de détenus, pour explorer les formations/déformations/transformations des humains aux prises avec l’absolu déchirement. La présentation d’une première étude de cinquante autobiographies d’Auschwitz explicite très bien les raisons entremêlées mais assassines de ce retard, renforçant socialement cet absolu déchirement. « Jusqu’aux années 90, les écrits autobiographiques de la déportation et du génocide hitlérien, furent en grande mesure l’objet d’une mise au ban intellectuel en Europe : les travaux savants évoquaient les événements d’Auschwitz, tout en référant très peu, voire pas du tout aux personnes qui les avaient connus, sous prétexte qu’il fallait maintenir « un silence » respectueux. Ce bilan demeure d’actualité, car si « l’indicible » des événements extrêmes est moins facilement accepté aujourd’hui qu’il y a quelques années, il apparaît encore sous des formes subtiles, dont la surfocalisation sur quelques acteurs et auteurs est peut-être , paradoxalement , l’un des axes majeurs. Les études européennes récentes sur les textes de la déportation portent souvent sur une poignée d’écrivains déjà connus comme Primo Lévi, Jean Améry, Charlotte Delbo, Édith Stein (pour Auschwitz), Robert Antelme, Georges Semprun ( pour Buchenwald et Dachau). Comme ce fut le cas  en Amérique du Nord il y a 10 à 20 ans, avec  La nuit (1955, en Yiddish, 1958, en français) d ‘Élie Wiesel (pour Auschwitz et Buchenwald).
C’est dans ce contexte que s’inscrit cette étude systématique des schémas d’écriture d’une cinquantaine de récits de vie (en langues française, anglaise, allemande et italienne) de personnes ayant survécu à la déportation du complexe d’Auschwitz….Les revendications du « silence » ou de « l’indicible » viendraient non de l’angoisse des déportés, mais de celle des commentateurs, qui refait surface dans les évocations commémoratives. La mémoire de la déportation se construit souvent en l’absence des rescapés, à tel point que l’on peut se demander si le mythe d’un Auschwitz entièrement symbolisé (de l’extérieur) et symbolique, n’a pas obnubilé la diversité des réalités et des personnes qu’il était censé représenter, les incidents réduits à des tragédies, et les êtres à des victimes. Une expérience d’Auschwitz fait partie de l’expérience humaine, et le survivant peut  aussi être un narrateur! (Grierson, Karla, Discours d’Auschwitz, H. Champion, 2003, 4ème de couv.)
Birkenau
Les nazis savaient très bien que les survivants pouvaient être des narrateurs. C’est pour cela qu’ils visaient à ce que personne ne sorte vivant du camp d’extermination de Birkenau, le 7ème et plus terrible cercle de l’enfer.  Il est dans un endroit champêtre, ancien marécage, à 3 km du camp d’Auschwitz. Le plus visible à l’arrivée, sont les rails d’un terminal de chemin de fer, finissant dans une prairie accueillante, parsemée de bouquets d’arbres où se lovent, semi-enterrés, des restes de  chambres à gaz et de crématoires,  aux entrées affichant salles de douches. Se laver pour devenir propre était présenté aux milliers de convoyés comme la dernière formalité hygiénique avant le départ dans un camp de travail, d’habitation et même de libération. Telle est la diabolique mise en scène soigneusement étudiée, pour l’exécution massive sans panique le plus longtemps possible, de la solution finale de la question juive. Plus d’un million de déportés de tous les âges et de toutes les conditions ont fait ce court chemin, souvent en familles, de la descente d’un train d’enfer, à l’entrée dans une supposée salle de douches, après une sélection rapide en deux files et une invitation pressante à se déshabiller.
Le peu que nous savons de cette fin de vie de plus d’un million de personnes, nous le devons à quelques rescapés des Sonderkommandos, kommandos très spéciaux, constitués, comme on l’a vu en introduction,  « de détenus juifs qui se relaient de jour et de nuit,  contraints d’extraire les cadavres  des chambres à gaz, de brûler les corps, dans les crématoires et de disperser les cendres (Des voix sous la cendre, numéro 171, 2001,4ème de couv) ». Ces détenus, au cœur de l’enfer, vivent cinq facteurs tragiques d’absolu déchirement. De leurs yeux, ils voient défiler devant eux des milliers de juifs, parfois des proches et même de leur famille (témoins visuels)…De leurs mains, ils sont obligés de seconder les criminels allemands (acteurs participants); ils n’ont pas le droit de pleurer, ni de s’arrêter (pleurer sans larmes); ils sont condamnés à mort; plus il y a de convois, plus ils retardent leur mort (Cf. Greif Gideon, La tragédie des hommes du sonderkommando, dans Des voix sous la cendre,2001, p.292). Ils génèrent trois types de représentations : totalement négative, des inhumains les plus cruels, complices pour sauver leur peau (A.Arendt); plutôt négative , mais avec effort de compréhension; compréhensive positivement, vus comme des embarqués dans un naufrage avec une pulsion vitale de survivance, avec de l’entraide et une volonté de léguer un témoignage historique. Ce sont les seuls qui se soient révoltés collectivement à Auschwitz-Birkenau( Cf. Greif, 2001).
En tous cas, c’est grâce aux témoignages de pas plus d’une dizaine d’entre eux, que peuvent parler les cendres de plus d’un million de morts : 5 textes enfouis justement dans ces cendres, retrouvés et magnifiquement décodés par l’équipe du numéro 171, 2001, Les Voix sous la cendre, de la Revue d’histoire de la Shoah. J’ai pu identifier trois autobiographies en français  et lire les deux dernières :
Gradowski Zalman, Au cœur de l’enfer, Jérusalem, 1977 (manuscrit découvert en 1945, dans une gourde  allemande au crématoire 3. Gradowzki serait mort en 1944, lors de la révolte du Sonderkommando) « Je l’ai enterré dans les cendres, en pensant que c’était l’endroit le plus sûr, où l’on creuserait sûrement…Mais on est venu à effacer les traces partout où il y avait beaucoup de cendres. On a ordonné de les moudre finement et de les transporter dans la Vistule pour les abandonner au courant…De nombreuses cendres de corps brûlés ont été disséminées et labourées sur le terrain des crématoires. On devait appliquer la politique de « la terre brûlée »  (Extrait dans Les Voix sous la cendre, p.66) «  Le seul témoignage de ma vie. Mais je serai heureux si mon écrit te parvient, à toi,  citoyen libre du monde. Peut-être une étincelle de mon feu intérieur t’atteindra-t-elle, et tu ressentiras au moins un peu de notre volonté dans cette vie. Et tu te vengeras, tu te vengeras de ces assassins (Extrait …p.127) »
Müller Filip, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Le témoignage de l’un des seuls rescapés des commandos spéciaux, Pygmalion, 1979  (Préface de Claude Lanzmann). Müller  ouvre son témoignage avec le verset suivant : « Ouvre ta bouche pour les muets et pour la cause de tous ceux qui sont abandonnés (Salomon, 3,18). Cet exergue prend tout son sens quand on sait que s’il peut  ouvrir la bouche, c’est grâce à des jeunes filles du groupe de juifs auquel il s’était joint pour mourir solidaire. Elles l’ont quasiment éjecté de la chambre à gaz en le condamnant à survivre pour témoigner.
Mandelbaum Henryk, Dans les crématoires d’Auschwitz, Oswiecim, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 2012.  Le seul ouvrage que j’ai acheté à Auschwitz. Du factuel brut, ressortent les trois dernière phrases : « Personne d’autres que les détenus du SK ne peut comprendre ce qui s’est passé. À part peut-être les étoiles dans la nuit. Et cette forêt dans le camp qui ne cesse de grandir (p.90) »
Des initiés.
Le sobre appel au cosmique de cette voix avec les cendres ouvre une voie qui dépasse toutes les interprétaions socio-politiques et psycho-pathologiques. « Dans tous les cas, ils ont été métamorphosés et « initiés » à un monde, à un univers spécifique, inconnu des non-initiés. De quel monde s’agit-il? Quelles sortes d’initiés sont-ils devenus?...Il apparaît que la notion d’initié nous introduit à une multitude de propositions susceptibles d’intéresser les survivants en tant qu’experts (Zajde Nathalie, Guérir de la Shoah. Psychothérapie des survivants et de leurs descendants, O. Jacob, 2005).
Ce déchirant travail d’Auschwitz m’a fait rouvrir un ouvrage qu’un de mes premiers professeurs en sciences de l’éducation à la Sorbonne dans les années 67-68, m’avait envoyé à sa parution en 1996, avec la dédicace suivante : « À une amitié qui aurait besoin d’être vivifiée… ». Il s’agit de Georges Snyders, survivant d’Auschwitz, qui pour la première fois, y référait publiquement. Cette référence autobiographique constitue le dernier chapitre de la quatrième et dernière partie du livre : Le jeune adulte prend possession du réel.  Il vient après : Possession attirante (chap.1); De jeunes adultes rencontrent un réel âpre (chap.2); De jeunes adultes rencontrent un réel atroce (chap.. 3); Et ce renvoi autobiographique inédit,  absolument étranger à la culture académique et existentiel de Snyders, s’intitule : Auschwitz : un jeune adulte, moi, touche le fond de l’abîme. Pour un survivant, l’épreuve peut-elle devenir une voie paradoxale vers la confiance? Il y répond en deux moments. Premier moment : le récit. Second moment : Méditation. 1-la faim, l’humiliation.2- Culture d’avant Auschwitz, culture d’après Auschwitz. Et il ose terminer avec un de ses thèmes personnels prégnants, qu’Auschwitz lui fait incorporer dialectiquement : la joie. « La joie d’Auschwitz, si j’ose employer ces termes, c’est chaque moment, chaque acte, parfois minime, parfois grave, où l’on tend tout ce qui nous reste d’énergie, pour affirmer une dignité d’homme véritable (Snyders, Georges, 1996, p.118). Merci Georges, de continuer à m’initier et de revivifier ainsi notre amitié.
En 2000, il avait accepté de présider une thèse sur le difficile dialogue intergénérationnel pour communiquer le vécu de ces expériences de captivité traumatisante (Castaignos-Leblond , 2001)
3- En train vers Tchestochowa.
De justesse, je réussis à revenir à Cracovie et à prendre le train pour Tchestochowa. Tchestochowa est une ville de 250.000 habitants, à l’extrémité de la route appelée des Nids d’Aigle,  partant de Cracovie. Cette route d’une centaine de kilomètres relie une série de forteresses construites au xivème siècle sur le plateau polonais, pour assurer la communication entre Cracovie, alors capitale de la Pologne, à ce qu’on appelle la Grande Pologne. Selon l’étymologie populaire, Tchestochowa signifierait : se cache (chowa) souvent (zesto), ou refuge fréquent. Et il est vrai qu’historiquement, la ville a constitué une ultime place forte pour résister aux invasions  étrangères qui ont forgé la Pologne au cours des siècles : les Suédois au 17ème, les Russes au 18ème, les Autrichiens au 19éme, les Allemands et les Russes au 20ème. Cette position stratégique est renforcée depuis le 14ème siècle, par la présence au cœur du mont de la ville, Jasna Gora (La Claire Montagne), d’une icône mariale appelée La Vierge Noire.
 Cette histoire religieuse et géo-politique font de Tchestochowa un haut lieu  culturel central de la Pologne : centre de pèlerinage (4 à 5 millions de pèlerins par an venant de 80 pays), mais aussi centre patrimonial polonais. Lech Valessa y a déposé son prix Nobel de la paix, et Karol Voytyla, le Pape Jean-Paul 2, sa ceinture tachée de sang et la balle de l’attentat de 1981. Demain, justement, dimanche 28 avril, dédié par ce Jean-Paul 2 à l’amour miséricordieux quand il était pape, a été choisi comme jour de sa canonisation officielle par son successeur, François. Cette consécration mondiale d’un Polonais contemporain, acteur important de la renaissance de la Pologne avec la chute du mur de Berlin en 1989, est vécue comme une grande fête nationale, spécifiquement à Tchestochowa, cœur de la spiritualité de Karol Voytyla-Jean-Paul 2 avec sa devise : Totus Tuus (Tout à Toi). C’est pourquoi, après Auschwitz, je me fais une joie d’y aller. D’autant plus que l’autre seule fois où je me suis trouvé en Pologne, c’était à Varsovie le 10 novembre 1989, la nuit de la chute du Mur de Berlin.
Quasi seul dans mon compartiment et sachant qu’une collègue rencontrée à la Conférence de Wroclaw doit m’attendre à l’arrivée avec son mari, je peux me détendre et laisser remonter les premières réflexions. J’ai le temps. Le train est très lent. Il s’arrête à de  nombreuses petites gares de campagne et de bourgades de la première industrialisation de la région. Il mettra 3h1/2 pour parcourir les 150km. Je ne peux m’empêcher de penser aux lenteurs désespérantes des convois de déportés. L’industrialisation et la densité régionale du réseau ferroviaire de l’époque a été une des raison de la création du complexe d’Auschwitz.
Aller dans ces hauts lieux comme Wroclaw et Tchestochowa, est toute une aventure et un défi. C’est oser vouloir établir une relation, une interaction personnelle avec eux, en s’exposant à toute la charge éco-symbolique qu’ils concentrent depuis plus de 70 ans pour le premier, et 700 ans pour le second.  Charge éco-symbolique historique, intergénérationnelle, ambivalente, faite de hauts-faits et de méfaits, de pulsion de création mais aussi de destruction. Ça crée mais aussi ça tue. Ça forme, déforme, transforme des humains, avec de l’inhumain et du surhumain.
Comment rencontrer ces hauts lieux, sans passer complètement à côté ou en dessous? Comment essayer d’être un peu à leur hauteur? Comment les accueillir et  les recevoir avec attention? Faire silence,  baisser la garde pour les laisser pénétrer me semble un bon moyen pour initier une rupture avec le monde vécu antérieurement. Ainsi ils ont la possibilité de faire signe,  de se transformer en indices inédits, au moins pour moi, pour amorcer un processus de signification.
La lenteur du train est propice au déploiement de ce mouvement invisible mais complexe de construction de sens entre moi et l’environnement. En plus, pas de souci de conduite et de pilotage comme à vélo. Les transports en commun ont du bon! Et j’ai vraiment l’impression que le plus dur est derrière moi. Car sans vouloir absolutiser les bipolarités,  force est de reconnaître que ces deux hauts-lieux représentent deux pôles extrêmes du trajet humain : un pôle sous-humain de camps de concentration et d’extermination visant la déshumanisation/mort/anéantissement des humains différents, vus comme ennemis menaçants et l’autre, un pôle surhumain de « Montagne Lumineuse » ( Jasna Gora) voulant relier à un amour générateur de vie éternelle.
Comment relier les deux en si peu de temps? Est-ce possible? N’est-ce pas utopique? Comment peuvent-ils co-exister? Ne vaut-il pas mieux en refouler un? Et même les deux? Et se contenter d’une vie et mort ordinaire, en évitant les extrêmes? Mais ces extrêmes existent et ont la vie dure. Ils s’invitent de gré ou de force, tôt ou tard dans les existences. Il est aussi difficile de les reconnaître que de les méconnaître. Ils font partie de l’aventure de la formation humaine, entre déshumanisation et transhumanisation. Leur prise en compte ou non façonne fortement l’histoire collective et personnelle de chacun. Cette Conférence de recherches biographiques sur des chemins de formation dans les temporalités postmodernes en miettes, m’a amené dans la proximité de ces deux hauts-lieux contraires, de formation/transformation humaine. Alors allons-y. C’est une occasion unique. Un Kairos à saisir. Et malgré tout, je préfère prolonger la descente dans les cendres d’Auschwitz-Birkenau par la montée vers Jasna Gora que l’inverse.
4- Tchestochowa.
Ma collègue amie Malgorzata P. m’accueille avec son mari à la gare hyper-moderne. Il est tard, 11 h. du soir. Ils  me conduisent directement à l’hôtel Weneki, réservé par Aneta. Ils viendront me rejoindre en fin de matinée pour passer l’après-midi ensemble. Je veux consacrer le matin à une rencontre intime personnelle avec ce lieu historique.
L’hôtel est au bout de la longue avenue centrale de 1,5 km qui conduit au parc de Jasna Gora d’où s’élance la haute flèche du sanctuaire de la Vierge Noire. La remontée matinale  à pied de cette large et longue voie d’accès, m’offre donc un espace privilégié  d’un temps d’approche progressif, relativement solitaire au début. La ville  se réveille doucement ce dimanche matin, en préparant banderoles et écrans de retransmission des cérémonies, entre autres de Rome, qui vont marquer spécifiquement ce jour de consécration mondiale d’un enfant du pays.
1- Ma première opération est de rechercher une assemblée pour  communier avec ce peuple,  dans ce jour de double fête, d’une résurrection d’un mort de voilà de plus de 2000 ans, et de consécration socio-religieuse d’un de ses représentants. Je la trouve dans la basilique centrale, appelée de la Sainte Croix. À la communion proprement dite, le prêtre hésite un bon moment à me donner le pain dans la main que je lui tends, au lieu de me le mettre dans la bouche comme à tout le monde. Prise de conscience de l’évolution différente, suivant les lieux, des rapports entre ceux qui veulent représenter le sacré et les autres. Ce simple changement de tendre la main au lieu de la langue, peut paraître  une contestation d’un pouvoir clérical voulant nourrir directement ses fidèles comme une mère son bébé, les jugeant incapables ou indignes d’une prise en mains personnelles. Anecdote mineure, mais qui donne une première information  sur la coloration traditionnelle de la culture socio-religieuse du lieu. Comment s’en étonner? Comme tout centre de pèlerinage, il  véhicule le poids de l’histoire, avec ses avantages et inconvénients.
2- Ensuite, long séjour dans la chapelle centrale où trône, depuis le 14ème siècle l’icône de la Vierge Noire. Devant ce visage noir hiératique, avec quatre profondes balafres sur la joue droite, impossible pour moi, venant d’Auschwitz, de ne pas penser  à un autre génocide, celui de la traite et de l’esclavage des noirs. Du 16ème au 19ème siècle, plus de 15 millions d’africains auraient été déportés et exploités jusqu’à la mort dans les deux Amériques (Coquery-Vidrovitch, Mesnard, 2013)! La Vierge Noire peut bien avoir un visage tragique et pathétique, plus marqué par la vie que le frêle enfant un peu interrogateur qu’elle porte.
Dans l’assistance mouvante et recueillie, me frappe un magnifique visage buriné de polonais. Il reflète une beauté existentielle transcendante du « ça crée » humain, un sacré obscur quotidien de la lutte vitale avec et contre la mort, par chaque vivant le plus ordinaire. C’est comme si le face-à-face avec l’icône éclairait cette obscurité,  transfigurait le visage de l’homme, le rendait hiérophanique (Depraz, 2008, p.140). J’ai espéré le revoir et le saluer. Mais il s’est volatilisé.
3- Des visages d’anges volant au plafond me font bizarrement connecter avec un de mes petits frères, Claude, morts à 3 jours, avant ma naissance. Je ne l’ai donc jamais connu et il est très peu présent dans la mémoire familiale. Il aura fallu que je vienne ici pour le saluer  et le remercier de veiller sur la famille.
4- L’autre forte impression qui remonte de ce flux humain,  est celle de la beauté épiphanique du peuple polonais forgé  par ses épreuves historiques. Cette beauté révèle à la fois :
-        l’incarnation humaine très localisée et personnalisée d’une réalité infinie transhumaine;
-        et la force transhistorique et cosmique de cette réalité invisible infiniment discrète. Elle ne se déploie que si on s’ouvre à elle, Altérité infinie. Et cette ouverture à cette altérité, paradoxalement peut nous ouvrir à nous-mêmes.
Seul un silence attentif, réflexif et méditatif  permet de faire sens entre les deux, en s’ouvrant à ce processus interactif   qui relie  un  signifiant sensible le plus intime à un signifié le plus extime, invisible, immense, à la limite universel, par un mouvement d’interprétation unifiant dynamique, qui peut être immédiat et réfléchi.
5- Et en final, je me surprends à chanter « Alleluia », seule parole que je peux partager avec ce peuple de bout.  Debout est le mot qui accompagnait l’aube à Auschwitz : wastawac, debout (Primo Lévi, La trêve,p.325). L’esprit des lieux fait surgir des cendres d’Auschwitz le mythe du phénix. Ce dimanche de la « divine miséricorde » devient un «  jour de phénix (Cf. Bachelard, 1988, p. 68) ».
Que signifie, en ce jour et en ce lieu, le surgissement de ce  croisement interloquent de  ces deux imaginaires de survie, de renaissance et de résurrection, mythique et mystique, en insurrection contre la mort? Ils remuent et ravivent les tas de cendres. Ils  entrouvrent des interstices   pour ne pas en faire, malgré tout leur tragique, un point final du processus destructeur du feu et de la haine des  hommes. Échappées auto-Illusoires faciles? Ou irruption de connexions anthropo-cosmiques souterraines ou aériennes écoformatrices? Le conseil paradoxal du rabbi hassidique de chercher le feu dans la cendre aurait-il un sens autre que la signature de sa fonction destructrice mortelle et définitive? et lequel?
Matériellement, les nazis expérimentaient cette survie physique des cendres, dangereusement accusatrice. Ils étaient obligés de travailler à  les faire disparaître, comme  traces compromettantes. « On est venu à effacer les traces partout où il y avait beaucoup de cendres. On a ordonné de les moudre finement et de les transporter dans la Vistule pour les abandonner au courant…De nombreuse cendres de corps brûlés ont été disséminées et labourées sur le terrain des crématoires ». (Gradowski , Au cœur de l’enfer). Les cendres étaient les dernières formes visibles de leurs crimes. Et pour les faire disparaître, les nazis étaient obligés de les réinsérer dans le cycle matériel élémentaire des transformations naturelles. Ils les invisibilisaient en leur faisant rejoindre l’eau et de la terre. Et elles se fondaient en elles selon les grands cycles énergétiques mystérieux et complexes de formations/transformations cosmiques par /naissances/morts/renaissances. Les cendres font d’excellents engrais.
Ces cycles énergétiques cosmogénique métamorphosant nous dépassent infiniment. Leur culture humaine, comme espaces d’expériences et horizons d’attente, reconnus/méconnus,    produit des formes symboliques   qui fondent et structurent  en grande partie la formation, la vie et la mort des cultures humaines extrêmement biodiversifiées. Ces cycles élémentaires d’évolution et de transformations bio-cosmiques constituent la base matérielle des constructions symboliques des formations/transformations humaines. De la fumée illusoire? ou au contraire des percées culturelles subtiles plus ou moins créatrices et aventureuses pour approcher les métamorphoses de la vie, humaine comprise?
À cette réduction en cendres d’organismes ou de  matières se diluant énergétiquement dans la terre ou l’eau, il faut ajouter une autre forme plus aérienne de métamorphose, attestant la destruction/transformation des corps par le feu  des crématoires : la fumée et les odeurs des camps d’extermination, signalés comme omniprésents dans tous les témoignages. Dernières formes visibles encore plus éphémères que les cendres. Mais qui fournissent aussi des bases matérielles  de constructions symboliques, même si elles sont encore plus éthérées. Dans l’alchimie des éléments, l’éther était justement considéré comme le 5ème élément, invisible mais synthèse des autres, leur quintessence. Le feu y ferait accéder.
La force écotransformatrice du feu résisterait donc, même matériellement, aux volontés haineuses de l’utiliser comme moyen d’absolu anéantissement. Ses cendres et sa fumée recèleraient des potentialités invisibles, inconnues et inouïes. D’où le mythe de la renaissance du phénix dans les flammes et fumées du feu et la bonne nouvelle  de la résurrection de la chair avec les cendres des corps. Le feu ouvre donc aussi la voie d’une absolue sublimation de l’absolu déchirement. Comme dit Bachelard, on joue gros, à explorer ou non cette voie. « Le devenir du feu n’est-il pas le plus dramatique et le plus vif des devenirs? (Bachelard, 1961, p.33) Mais les histoires de vie/mort d’Auschwitz sont archétypales pour une étude…de certains aspects de l’âme humaine (Primo Levi, 1987). Et les étudier en ce sens me semble travailler à rendre justice à leurs acteurs/auteurs et à mettre en culture ce qu’ils ont pu initier.
A midi, Malgorzata et son mari, prolonge cette recherche existentielle d’auto-coformation  éco-symbolique, par un très amical repas convivial  dans une auberge, près des restes du premier nid  de la route des aigles vers Cracovie, Olsztyn. En fin d’après-midi, ils me montrent leur Institut Pédagogique avant de me mettre dans le train  pour Wroclaw.
Le lendemain matin, 28, je quitte la Pologne. Bernard et Michel y arrivent.

4
Auschwitz-Birkenau-Madjaneck-Sobibor
( Bernard et Michel)

1- Plan de voyage pour la Pologne (Avril-Mai 2014).
Riche de notre expérience des volcans Italiens : (Vésuvio-Etna) en 2012 nous avions planifié d’entreprendre le périple des camps de concentration Polonais avec la même équipe soit : Gaston, Gérard, Bernard et Michel. Pour des raisons personnelles mais surtout professionnelles Gérard dû décliner notre invitation ce qui réduisait notre petite équipe…de haute performance…à trois vélo cyclistes. Michel et Gaston élaborent le trajet en déterminant les distances à parcourir chaque jour ainsi que les moments d’arrêt à Auschwitz, Majdanek et Sobibor. Il était prévu           que Gaston participe à un colloque sur les Histoires de vie à Wroclaw le weekend du 25 avril. Nous avions convenu de se rejoindre à Auschwitz le soir du 28 avril Bernard et Michel avait décidé de se rejoindre à Paris puis de faire le trajet Paris-Cracovie par avion, louer une voiture et rencontrer Gaston a Oświęcim (c’est le nom Polonais de l’endroit) Mais voilà, qu’au même moment, une cérémonie en l’honneur de feu le Pape Jean-Paul 2 amenait une telle quantité de pèlerins en Pologne, sa terre natale, que nous n’avons pu se trouver un vol direct Paris-Cracovie. Bernard par l’entremise de son agent de voyage de Montréal, nous trouve un billet (à Michel et Bernard) Paris-Prague ainsi qu’une réservation de voiture. D’autres parts, les recherches de Michel concernant la réservation de vélo à Cracovie s’avèrent non fructueuses. C’est par l’entremise d’un ami de Gaston (Bernard Carmona) que nous arrivons à louer nos vélos à Prague. Nous convenons donc de se rejoindre à Paris (Bernard et Michel) puis se rendre à Prague, prendre la voiture puis les vélos et faire route vers Oswiecim.
Mais voilà, coup de théâtre, Gaston nous informe qu’il vient d’apprendre qu’il a une hernie et qu’il doit revenir se faire opérer d’urgence à Tours. Puis, pour comble de malheur, il n’arrive pas à se trouver un vol nous permettant de faire, ensemble, la visite du camp d’Auschwitz. Il doit donc le faire par lui-même la veille, ce qui ne nous permet pas de se rencontrer tous les trois à Oswiecim. Puisque les communications électroniques nous permettent de demeurer à un clic de distance nous arrivons à réorganiser notre trajet de vélo tel que prévus entre Auschwitz et Sobibor. Heureusement, nous avions prévu…au cas où…de noter les coordonnées européennes de chacun.  Le tableau ici-bas nous indique le plan initial du voyage puis le second celui que nous avons effectivement réalisé Bernard et Michel. 
Plan initial du voyage
Dates
Villes
KM
Hôtels
28 avril
Paris - Prague
avion
Hôtel Le Bréa -Paris
28 avril
Prague-Auschwitz
voiture
--------------------------
28/29 avril
Auschwitz
---
Pierrot  ( 131$)
30 avril
Wieliczka
75
Eko Motel Na Wiekzynka (125$)
1 mai
Pilzno
103
Hôtel Lord (182$)
2 mai
Nisko
104
Hôtel Sarmata (200$)
3 mai
Kraśnik
60
Hôtel Biala Roza (146$)
4 mai
Lublin
53
Hôtel No Rogatce (102$)
5 mai
Sobibor
94
Hôtel Babe Lato (150$)
6 mai
Sobibor
---
Hôtel Babe Lato (150)
7 mai
Cracovie
voiture
Novotel Krakow Centrem (360$)
8 mai
Prague
voiture
Hôtel Fortuna City (250$)
9 mai
Prague
---
Hôtel Fortuna City (250$)
10 mai
Prague – Paris
Avion
Hôtel Le Bréa - Paris

Deuxième  plan de voyage
Dates
Villes
KM
Hôtels
28 avril
Paris - Prague
avion

28 avril
Prague-Auschwitz
voiture
--------------------------
28/29 avril
Auschwitz
---
Pierrot 
30 avril
Wieliczka
75
Eko Motel Na Wiekzynka
1 mai
Pilzno
103
Hôtel Lord
2 mai
Lublin
53
Hôtel No Rogatce
3 mai
Kraśnik
60
Hôtel Biala Roza
4 mai
Sobibor
94
Hôtel Babe Lato
5 mai
Sobibor
---
Hôtel Babe Lato
6 mai
Cracovie
voiture
Novotel Krakow Centrem)
7 mai
Cracovie
voiture
Novotel Krakow Centrem
8 mai
Prague
voiture
Hôtel Fortuna City
9 mai
Prague
---
Hôtel Fortuna City
10 mai
Prague – Paris
Avion


Les communications nous ont permis de demeurer en relation avec Gaston tout en regrettant de ne pas avoir pu réaliser notre projet initial. 
L’objectif du voyage était de visiter ces trois sites des camps de concentration, de travail et d’extermination puisque le projet de Gaston est de réfléchir sur le rapport de l’Homme au feu tout comme nous avions fait en Italie. Mais le projet était aussi de faire le trajet en vélo de manière à se donner un temps de réflexion individuel le jour puis de partager notre expérience de la journée ainsi que nos réflexions chaque soir. Sauf que cette fois-ci un autre changement nous attendait. Les routes du sud de la Pologne ne nous permettaient pas de faire le trajet en toute sécurité. Or nous avons dû abandonner l’idée de roule d’Auschwitz à Sobibor en vélo, ce qui nous aurait fait un trajet d’environ 500 Kilomètres. De plus, n’étant que deux, Bernard et Michel, pendant qu’un de nous allait porter la voiture au prochain hôtel, l’autre aurait fait la route seul. Nous avons donc convenu Bernard et moi de parcourir à l’occasion la campagne Polonaise sauf pour Sobibor. Là nous avons fait le trajet de Włodawa à au camp d’extermination de Sobibor. En plus d’apprécié la gentillesse des Polonais, la propreté des lieux, la nourriture typique du pays nous avons particulièrement apprécié la petite ville de Włodawa. C’est par la suite que nous avons appris que nous étions à 200 mètres de la Biélorussie. Puis après un arrêt d’une journée à Cracovie nous fîmes le retour jusqu’à Prague. Puis le samedi 10 mai de retour à Paris, notre point de départ.

2-Réflexion sur la route des camps de concentration (Par Michel Maletto, Juillet 2014)
1-En guise de préparation
Bien que nous ayons tous entendu parler des camps de concentration – et particulièrement des camps d’extermination de la Deuxième Guerre mondiale –, la lecture, avant notre voyage, de If this is a man - The truce (Si c'est un homme), de l’écrivain juif italien Primo Levi, m’a permis d’amorcer une réflexion sur cet événement historique unique.
De plus, à mon arrivée à Paris, le visionnement du film Les rescapés de Sobibor[1] et d’une émission spéciale commémorant la marche de la mort m’a préparé à la visite de ces lieux tristement célèbres : Auschwitz-Birkenau, Majdanek et Sobibor. Je crois que ce temps d’arrêt m’a permis d’accueillir de façon plus profonde l’expérience que des millions d’êtres humains y ont vécue et que les nazis ont appelée la « solution finale ».
2-La visite des trois camps : Auschwitz-Birkenau, Majdanek et Sobibor
Dès notre arrivée au camp d’Auschwitz, l’écriteau à l’entrée nous a procuré un choc : Le travail vaut la liberté. J’appréhendais cette visite… Je ne savais pas ce que j’allais ressentir et surtout comment j’allais réagir. Mes craintes se sont avérées, car dès notre arrivée un processus d’introspection s’est enclenché, dans notre groupe comme chez l’ensemble des visiteurs. Les bâtiments, la brique… tout semblait avoir conservé l’odeur de la souffrance et de la mort. Et le hasard a voulu qu’il pleuve uniquement durant les trois jours où nous avons fait la visite des trois lieux.
Primo Levi disait que la souffrance la plus difficile à vivre était le froid, plus que la faim et toutes les autres privations. Sachant qu’il avait écrit ces lignes dans ces mêmes lieux me mettait en contact avec cet homme qui semble avoir si bien décrit ce que chaque homme, femme et enfant y avait subi. Certains visiteurs prenaient des photos, ce que mon ami Bernard et moi avons été incapables de faire. Nous n’étions pas des touristes, nous avions plutôt le sentiment d’être de nouveaux témoins d’une horreur innommable. Ma conscience, mes pensées et mes émotions étaient ma meilleure caméra. Je préférais graver mon expérience directement à l’intérieur de moi, ces impressions allant certainement me servir pour mieux prendre conscience de la chance, de l’immense chance que nous ayons d’avoir vécu dans un pays et à une époque où nous étions loin de l’horreur humaine.
La souffrance de ces êtres, que nous ne pouvions qu’imaginer, agissait comme un miroir sur notre propre expérience. Jamais je n’aurais cru que l’Homme pouvait faire preuve d’une si grande cruauté. Nous nous déplacions d’une baraque à l’autre, découvrant que l’horreur était réfléchie, planifiée et décidée. La guide nous expliquait à quel point cette machine visait l’extermination. Dans une de ces baraques, nous pouvions voir certaines photos d’hommes et de femmes, en tenue de prisonnier, la tête rasée et le regard hagard. Ces photos servaient, dit-on, à retracer ceux qui osaient s’évader. Mais après quelques mois, les nazis avaient cessé d’en prendre, car elles ne servaient plus à rien. Les corps se déformaient si rapidement qu’ils devenaient non reconnaissables après seulement quelques mois de détention. C’est dire à quel point la souffrance était intense.
D’une salle à l’autre, nous pouvions voir des objets ayant appartenu aux prisonniers : valises et vêtements. Dans une pièce où des centaines de paires de souliers s’empilaient, ce sont ceux d’une enfant qui m’ont le plus touché. J’ai pensé au concept des histoires de vie que nous raconte notre collègue Gaston. Ici, nous étions devant des histoires de vie bien particulières. Quelle était l’histoire de cette petite fille qui, un jour, a dû non seulement abandonner ses souliers, mais aussi sa famille, sa liberté et finalement sa vie? La même histoire que celle de plus d’un million de personnes, seulement à Auschwitz.
Tout au long des trois visites, je me sentais habité par ces âmes qui semblaient encore si présentes, réalisant que je ne m’étais jamais senti aussi près d’inconnus que dans ces lieux. Aucun espace religieux, église ou cathédrale, n’a suscité en moi un tel sentiment de recueillement. Je ne me suis jamais senti plus libre et vivant que dans ces lieux consacrés à la mort. Les visites se déroulaient en silence, entrecoupé de quelques explications de la guide. Jamais le silence ne m’a autant parlé, moi qui crois tant à la force des mots, dits ou écrits. Une question revenait sans cesse à mon esprit. « Comment ces hommes ont-ils été capables de tant d’horreurs? » Lorsque je me décidé à la poser à la guide, elle m’a répondu que certains grands psychiatres s’étaient penchés sur la question et que personne ne semblait avoir trouvé de réponse. Ils préféraient faire humblement ce constat au lieu d’élaborer des hypothèses qui auraient pu occulter une certaine vérité. J’ai compris qu’une absence de réponse peut parfois être plus forte et précise qu’une tentative d’explication. Cela m’a fait réfléchir au mystère de la vie.
À Sobibor, lieu de notre dernière visite, nous avons vu un tas de cendres déposées dans un calice en pierre. Sans le moindre écriteau, ces cendres parlaient d’elles-mêmes.


Références
Agamben Giorgio, 2003, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III, Paris, Rivages poche
Auschwitz-Birkenau. Guide, 2013,  Le Musée d’État D’Auschwitz-Birkenau à  Oswiecim,
Bachelard Gaston, 1988, Fragments d’une Poétique du Feu, Paris, Puf
Bachelard Gaston, 1961, La flamme d’une chandelle, Paris, Puf
Castaignos-Leblond Fabienne, 2001, Trauma historiques et dialogue intergénérationnel. Un difficile exercice de mémoire, Paris, L’Harmattan
Coquery-Vidrovitch Catherine, Éric Mesnard, 2013, Être esclave. Afrique-Amérique, XVème-XIXème siècle, Paris, La Découverte
Depraz Natalie, 2008, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la philocalie des pères neptiques et des pères de l’église, Louvain-la-Neuve, Éd. Peeters
Des voix sous la cendre, 2001, numéro 171, Revue d’histoire de la Shoah
 Gradowski Zalmen, 1977, Au cœur de l’enfer, Jérusalem,
Greif Gideon,  2001, « La tragédie des hommes du sonderkommando » dans Des voix sous la cendre,
Grierson Karla, 2003, Discours d’Auschwitz. Littéralité, représentation, symbolisation, Paris, Honoré Champion
Hegel Friedrich, !941( 1ère éd. 1810), La phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier
Jonas Hans, 1996, Le concept de Dieu après Auschwitz, Une voix juive, Paris, Rivages poche
 Levi Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987( !ère éd. en français, 1ère éd. en italien, 1947)
Lévi Primo, La trêve,  Paris, Grasset, 1963
Mandelbaum Henryk, 2012,  Dans les crématoires d’Auschwitz, Oswiecim, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau
Müller Filip, 1979, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Le témoignage de l’un des seuls rescapés des Kommandos spéciaux, Paris,  Pygmalion
Pineau Gaston, Le Grand Jean-Louis, 2013, Les histoires de vie, Paris, Puf
Snyders, Georges, 1996, Y a-t-il une vie après l’école, Paris, ESF
Wieviorka Annette, 1998, L’ère du témoin, Paris, Plon
Wolf  Christof,  2013, Malgré les ténèbres, une rencontre spirituelle avec Auschwitz, Paris, L’Harmattan, Bande-annonce vidéo du film
Zajde Nathalie, 2005, Guérir de la Shoah. Psychothérapie des survivants et de leurs descendants, O.Jacob,







[1] Téléfilm réalisé par Jack Gold et diffusé en 1987 sur le soulèvement dans le camp d'extermination de Sobibor.